La ferme, cette entité agricole symbole d’une campagne souvent idéalisée, illustre concrètement l’évolution d’un métier et son rapport au vivant. Ces constructions familières à notre œil constituent aujourd’hui des matrices pour les projets nourriciers soucieux de préserver la qualité de la terre et des paysages. Visite avec la propriétaire et exploitante de la ferme de Montaquoy, Valentine Franc.
Par Pollet Pinet architectes. Photographies Julien T. Hamon.
Faire renaître un lieu, c’est non seulement empêcher qu’il disparaisse, mais c’est aussi s’attacher à écrire une nouvelle histoire. Pour que la vie reprenne le plus sincèrement possible vis-à-vis de l’endroit et des hommes qui l’ont façonné, il faut réussir à composer de front dans la continuité, dans la rupture et dans l’interprétation. Faire renaître un corps de ferme dont les terres ont été abandonnées à la monoculture et aux bons soins de Monsanto pendant des décennies, c’est en plus se poser la question de l’usage des bâtiments. Comment se réapproprier une grange, une étable, une écurie, un grenier, une remise ou un séchoir ? À Montaquoy, lieu-dit au cœur du Gâtinais français surnommé « le pays des mille clairières et du grès », à 50 kilomètres au sud-est de Paris, nous assistons à la renaissance d’une vaste ferme typique de ces territoires. Certaines de ses constructions restent patiemment silencieuses tandis que d’autres se remettent progressivement en marche, ce grâce
à l’énergie constante de Valentine Franc et de son chef de culture avec qui elle travaille au quotidien. C’est au xviiie que le site commence à s’édifier avec autour, peu à peu rattachés, ses 150 hectares légèrement vallonnés. Depuis 2005, la reconversion de la terre et des bâtiments s’opère calmement.
Aller à la ferme la première fois, même si le portail est largement ouvert, c’est un peu comme pénétrer une forteresse. On est dedans ou dehors, mais pas les deux. À part quelques hangars récents à son abord, l’emprise des corps de pierre est nette dans le paysage qu’elle surplombe. Son organisation rappelle les formes primitives du shabono, une entité autonome circulaire, isolée dans la nature, où se concentre de manière ordonnée et collective la vie humaine. Au milieu de nulle part, recréer un espace clos est confondant d’humanité. À Montaquoy, le plan est trapézoïdal, les bâtiments d’habitation et d’exploitation sont jointifs aux angles et dessinent un vide utile. Sèche,
minérale, libre de tout encombrant hormis le puit, la cour prend tout son sens. Lors de notre visite, elle était recouverte d’une légère neige dont la blancheur accentuait la géométrie de l’ensemble et orientait le regard sur les façades. La multitude de percements, niches, trouées, lourds vantaux, immense porche, racontent les uns après les autres l’histoire d’un vivant en mouvement. Cet espace enclos est une scène où tous les protagonistes se rencontrent avant de regagner leurs logis, qu’ils soient sur deux ou sur quatre pattes. Chaque baie est calibrée par la fonction du bâtiment, ce sont les engins et les bêtes qui les ont dimensionnées. Les ouvrir et les fermer nécessite de prendre son temps et d’en connaître le fonctionnement et la masse. Chaque corps est traversant, offrant depuis la cour une échappée lumineuse vers un paysage au relief doux où les étendues cultivées se terminent sur d’épais bosquets.
Cet ensemble ne s’est pas formé d’une traite. C’est progressivement et en ordre resserré que
les constructions sont venues dessiner la cour. D’un côté, l’habitation traditionnelle dont l’arrière donne sur le potager, c’est le logement de Valentine Franc. Il jouxte celui du fermier. En vis-à-vis, distancié d’une quarantaine de mètres, un bâtiment percé d’une monumentale entrée cochère qui a aussi pour rôle celui de château d’eau, en plus d’afficher l’heure sur sa grande pendule. De part et d’autre, l’écurie dont les généreux douze boxes arborent les noms des puissants Pompon, Tambour, Charlot, Bijou, Fidèle ou Garçon, et l’étable aux murs assainis par des couches de chaux dont les installations ne demanderaient qu’à se réchauffer par la présence animale. Au-dessus du plancher des vaches, au sec, l’imposant trieur du grenier fonctionne toujours. Dans les corps latéraux, la laiterie, laboratoire d’antan intégralement faïencé, et l’atelier de mécanique sombre et huileux, tous deux figés dans le temps. À l’opposé, un hangar, les anciens logements des aides et la nouvelle meunerie. Cette dernière est équipée
d’un moulin de type Astrié dont le granit caresse inlassablement la graine. Seuls quelques mètres carrés suffisent à transformer les quinze hec-tares des blés anciens en farine. À Montaquoy, exploitation pionnière dans les années 1930, Valentine Franc tente de répondre à la question que son arrière-grand-père se posait déjà, c’est quoi l’avenir de l’agriculture ? C’est quoi aussi l’avenir des bâtiments d’exploitation ?
LA DISPARITION DU PAYSAN
L’idée qu’une ferme reste une ferme n’est pas si simple. Les rites de la terre ont été bousculés. La logique de l’espace nourricier vivant au rythme de l’animal et des saisons a laissé place à celle du rendement. Désormais, une ou deux personnes suffisent à cadencer l’activité. Elle n’est plus ce clos souvent idéalisé au sein duquel tout se naît et s’élève, tout se stocke, tout se transforme et se conditionne, tout s’entretient et se répare, ce bien commun où tout se vit. Le paysan n’existe plus, et la ferme au sens d’une organisation bâtie
qui loge les hommes, abrite le bétail et protège les récoltes a largement disparu. Désormais, l’agriculteur cultive ou élève, rarement les deux. Ce qui demeure encore, ce sont les bâtiments. Ils ne sont certes pas éternels, ils sont rarement optimisés mais parfois encore utiles.
La construction agricole est un outil technique indissociable de la société qu’elle nourrit. Elle est intégrée à notre monde fluctuant dont les méthodes de production sont valables momentanément. Les anciennes granges à forte inertie technique n’ont pas eu le temps de s’actualiser. Elles sont édifiées pour durer, et leur transformation prend trop de temps quand elle ne prend pas trop d’argent. On a préféré construire à côté plutôt que d’agrandir, de modifier. C’était plus simple et plus rapide. Face à cette logique évolutive, la problématique se posera également pour les bâtiments des années 1960-1970, construits eux dans une temporalité de l’instant. Il sera alors important de ne pas faire table rase de ces structures comme dans les
années 1950, alors que le pays souhaitait regagner son autonomie alimentaire. Deux cents fermes par semaine s’éteignent. Le nombre d’hectares, lui, reste stable. Dans ces exploitations, on sait bien qu’il y a des hommes.
Face à cette dévitalisation du monde agricole, les politiques devraient encourager la reprise ou la création de petites exploitations plus aptes à répondre aux problématiques environnementales. Car c’est potentiellement plus d’humain, plus de diversité, plus de fossés, plus de bords de champs et plus d’interfaces écologiques. Mais la préférence est donnée entre autres à la promotion de l’agrivoltaisme superposant la fonction d’abri agricole et celle de production d’énergie. Rien d’aberrant sur le papier, excepté le dimensionnement de ces immenses structures qui répond dans bien des cas avant tout aux besoins de la pratique conventionnelle. Plus l’activité est industrielle, plus le bâtiment est spectaculaire, plus le hangar s’étale et mange le ciel, plus il produit d’électricité… Un air de déjà-vu dans cette
logique consumériste. Sur certains territoires, le phénomène de pression foncière tend à éloigner lieu de vie et lieu de travail. Nous pouvons aussi évoquer le problème des terres soustraites des bâtiments, conséquence directe des résidences secondaires ou des gîtes qui occupent les murs mais divisent l’entité. Ces édifices ont eu peu d’options pour survivre au productivisme et marquent ponctuellement le paysage moderne telles de ruineuses reliques trônant au milieu de l’aire d’exercice. Que faire de ces architectures conçues pour abriter une incroyable diversité de tâches, dans des volumes trop exigus pour une pratique conventionnelle et trop grandes pour être économiquement viables dans le cadre d’une production raisonnée ? Il plus facile de moderniser les champs que les maisons.
FERMES D’AVENIR
La typologie à cour fermée propre aux sols limoneux du bassin parisien est celle des plaines céréalières. Par ses matériaux, elle est un produit
direct de la terre qui la porte. Par sa forme, elle correspond aux étendues ouvertes, à l’organisation communautaire de la vie agricole. Dans les champs, Valentine Franc cultive des semences anciennes, pratique le non-labour, le pâturage des couverts végétaux, plante des fruitiers le long de chemins sinueux, des haies et des arbres qui formeront dans quelques décennies de nouveaux rideaux protecteurs des cultures et de la faune. Ses blés sont souples, courts ou élancés, parfois barbus ou rougeâtres, l’épi est maigre ou charnu. Ils sont cultivés sans intrants.
Cent ans plus tard, à la question de l’avenir de l’agriculture, la réponse est presque la même : habiter la maison, réintroduire les animaux, refaire marcher la cidrerie, la laiterie, transformer le produit jusqu’au bout. La cour de Montaquoy se réveille peu à peu à la recherche d’une nouvelle histoire pour ses granges, étables et écuries. Ce n’est peut-être pas un scénario mais plusieurs, chacun se répondant, créant
l’heureuse osmose dans la polyvalence des compétences et des usages. La magie de ces endroits, c’est la multitude des activités et des personnes y travaillant, de la réparation mécanique à l’élevage, de la transformation du blé à la mise en bouteille du lait. Faire revivre une ferme, c’est probablement avant tout continuer à la penser comme un outil de travail, un espace où se côtoient de nombreuses activités à la complémentarité forte. Comme un lieu de vie également, avec ce que cela implique : moins de trajets, une division des charges liées aux bâtiments et donc leur pérennisation, plus d’humanité aussi.
Aujourd’hui, les bâtiments agricoles pourraient agir tels des garde-fous poussant à la raison. Fermes monocorps, à deux corps contigus sans cour, fermes en « U », en « L », à cour fermée, fermes à trois niveaux et galeries, fermes manoir, d’abbaye, de village, microfermes, elles sont toutes les témoins d’organisations
humaines sédentarisées dans lesquelles l’homme, lourdement affairé, a su se nourrir lui et ses congénères. Ces constructions, quand elles sont réinvesties, forment inévitablement un ensemble de contraintes spatiales et physiques qui, si elle ne découragent pas, définissent un cadre d’action salutaire. Des contextes exigeants où préexistent des murs et des toits émergent souvent les projets les plus pertinents. Notamment si l’on considère que l’idée de compacité de nos activités devient essentielle pour préserver les territoires de nouvelles constructions et de nouvelles routes.
Ces fermes, Montaquoy et toutes les autres, ont des qualités matérielles, une organisation simple et un lien indéfectible avec leur écosystème proche. Elles ont pour beaucoup la capacité de répondre au renouveau des campagnes, ce dans une économie en partie relocalisée.